Comment concevoir la refondation démocratique de l’école ?

) par Janine Reichstadt

Dans l’entretien qu’il a accordé à l’US Magazine (n°734), Denis Paget avance à propos de son dernier ouvrage sur la refondation de l’école [1] : « J’ai donc écrit ce livre dans l’espoir que soient débattues des propositions à même de débloquer ce qui nous empêche de faire réussir tous nos élèves, qui nous empêche aussi d’être heureux dans notre métier. » Répondons à cet espoir et débattons.

Nous ne pouvons qu’approuver cette ambition, nous la partageons. Mais lorsque nous prenons connaissance plus précisément des propositions contenues dans cet ouvrage, nous voyons que la refondation qu’il développe repose sur des logiques vis-à-vis desquelles nous ne pouvons qu’éprouver certaines réserves. Mettre au jour ces réserves devrait nous permettre d’expliciter le sens que peut prendre un débat sérieux qui s’autorise à les réfléchir lorsqu’elles apparaissent, comme c’est le cas ici. Cela ne peut que clarifier les enjeux des propositions que l’on fait lorsque l’on se situe dans la perspective d’un processus de démocratisation.

N’étant pas un compte rendu de lecture, cette intervention s’attachera à faire apparaitre le sens d’approches différentes de la crise de l’école, leurs répercussions sur la définition de la culture scolaire et de l’organisation du lycée, ainsi que sur celle de la culture commune.

Deux positions repères

La refondation proposée par le GRDS repose sur un principe intangible : l’indissociabilité absolue de la culture commune et de l’école commune depuis l’école première jusqu’au lycée unique qui aboutit à la disparition des trois voies d’orientation actuelles. Dans cet objectif la culture est authentiquement commune parce que l’école l’est : nous sommes là au cœur du dispositif de la refondation démocratique. Or même si dans le cadre de la refondation la culture commune contient du commun pour Denis Paget, elle ne peut être pleinement commune puisque trois voies d’orientation au lycée sont conservées, même si elles sont renouvelées.

Denis Paget pose bien la question des contenus, des programmes. Il dessine l’organisation des disciplines et des horaires au niveau du collège et des différentes voies du lycée, mais il ne pose pas la question des dispositifs et des pratiques d’enseignement sources d’échecs majeurs aujourd’hui. Il réfléchit sur les contenus, pas sur les conditions de leur appropriation réussie par les élèves. Or cette question est centrale pour le GRDS car l’école commune qui s’appuie sur la réussite de tous dès les premiers apprentissages, n’est pas envisageable sans changements majeurs dans les pratiques didactiques et pédagogiques en mesure de garantir cette réussite. D’où l’importance décisive de la réflexion sur l’organisation et les contenus de la formation initiale et continue de haut niveau pour tous les enseignants.

Un chapitre de l’ouvrage de Denis Paget s’attache au métier d’enseignant pour en souligner la crise, la multitude de souffrances professionnelles qui l’habite, en raison notamment du détournement du sens de l’école, mais il ne va pas jusqu’à proposer d’aller au cœur des difficultés d’apprentissage douloureuses pour les élèves et les enseignants, comme le font les nombreux chercheurs qui aujourd’hui travaillent cette question en allant dans les classes.

Repenser la culture scolaire

Denis Paget se prononce clairement contre le socle de connaissances et de compétences tel qu’il a été formulé en 2006. « Le socle place au premier plan l’évaluation comme alpha et oméga d’une pédagogie de la sélection naturelle précoce des gagnants et des perdants. (…) On est bien là en-deçà de la culture. » (p.19) Cet en-deçà de la culture caractérisant le socle n’a donc aucune place dans une construction d’avenir du système scolaire qui, pour répondre à « tout ce qui est à bout de souffle dans notre système éducatif », se doit de passer par la réflexion de la nature même de la culture de l’école qu’il conviendra de repenser.

Cette volonté de repenser la culture scolaire s’appuie sur le diagnostic suivant : « Une des crises de l’institution scolaire, la plus forte depuis plusieurs décennies, voire depuis un siècle, réside dans cet écart croissant entre le public accueilli, ses pratiques sociales vivantes de la culture, au sens large du terme et celles de l’école. » (p.38) Il s’agira donc de faire évoluer les disciplines par la confrontation de leurs contenus à la nécessité de prendre en compte les savoirs vivants de la société.

Des mutations culturelles

Les élèves se sont éloignés des apprentissages scolaires en raison de mutations culturelles profondes qui exaltent l’individu aux dépens du groupe et de l’action collective. « La réticence à entrer dans des savoirs construits et objectivés prend ses racines dans la conception individualiste de la société qui fixe l’idéal d’être soi avant d’appartenir au tout social. » (p .21) Cette façon de prêter à une posture individualiste la réticence à entrer dans les savoirs n’est pas convaincante, au regard notamment de ce qui est dit de « la chance que nous offre aujourd’hui l’intensification des échanges et des dialogues interculturels » (p.51) Les réseaux sociaux dont les jeunes sont si friands ne participent-ils pas de cette intensification des échanges ? Autrement dit la réticence à entrer dans les savoirs construits a beaucoup plus de chance de prendre ses racines dans les difficultés d’apprentissage. La convocation de l’individu pour expliquer cette réticence aurait plutôt tendance à nous faire songer aux interprétations de l’échec et aux tentatives de remédiations qui placent l’élève au centre de la responsabilité de ce qui lui arrive lorsqu’il échoue.

Entrer dans la culture écrite

L’échec scolaire de certains ne s’explique pas par un manque d’intelligence ou des programmes trop ambitieux, il s’installe « parce que les connaissances et les pratiques culturelles de l’école leurs sont étrangères » (p.28).

La question de la définition des connaissances et des pratiques culturelles de l’école est bien sûr essentielle, mais à condition toutefois de ne pas la rabattre sur l’idée que la culture écrite serait à l’origine du fossé qui s’est creusé entre les jeunes et les contenus de l’école. Or c’est ce qui semble advenir lorsque l’on peut lire dans l’ouvrage de Denis Paget : « Si certains n’entrent pas facilement dans l’ordre de la culture écrite c’est qu’ils sentent obscurément qu’elle ne les concerne pas. Sans doute se trompent-ils mais que faisons-nous pour que la culture scolaire leur parle sinon de les sommer de l’accepter comme la seule vérité ? » (p.28)

On pourra bien modifier les contenus de la culture scolaire en espérant qu’ils puissent avoir plus de sens pour tous, qu’ils soient moins étrangers aux élèves, on ne pourra pas les séparer de l’écrit, car la culture écrite est au principe même de l’école. Les difficultés scolaires qui commencent à s’installer dès les premières classes de l’école élémentaire trouvent leur source dans l’impossibilité à laquelle sont très tôt confrontés les élèves qui connaissent ces difficultés, d’entrer avec aisance dans la culture de l’écrit. Comment ces élèves peuvent-ils savoir s’ils se sentent concernés ou pas par la culture de l’école dans ces conditions ?

Ils peuvent bien ressentir de l’intérêt pour certains aspects des contenus lorsqu’ils sont appréhendés à l’oral, mais dès qu’il faut lire et écrire cet intérêt retombe voire se transforme en rejet, faute de pouvoir se frayer le chemin intellectuel exigeant par lequel il est nécessaire de passer.

La pleine réussite de l’entrée dans l’écrit pour tous les élèves est décisive [2]. Quand 20% des jeunes de 15 ans sont en grande difficulté de compréhension de l’écrit (et que les autres ne sont d’ailleurs pas tous performants), on ne peut pas éluder le problème dont il convient d’inverser les termes. Ce n’est pas parce que la culture écrite ne les concerne pas que les élèves en difficultés n’y entrent pas, c’est bien plutôt parce que depuis le début de leur rapport à l’écrit ils sont en délicatesse avec lui. Comment dans ces conditions peuvent-ils se sentir concernés par une culture à laquelle ils ne peuvent pas vraiment accéder et avec laquelle ils n’ont pas pris l’habitude d’entretenir des liens serrés tout au long de leur scolarité ? L’évaluation des résultats auxquels aboutissent leurs lectures et leurs écritures sont pour ces élèves un motif particulièrement puissant de désintérêt pour les contenus de la culture écrite.

On pourra bien supprimer « Le modèle culturel dominant [qui] encourage la formalisation, l’abstractionnisme et l’académisme et soumet les disciplines à un véritable CAC40 en fonction des débouchés professionnels réels ou supposés qui discréditent des pans entiers de la culture » (p.29), et préconiser la programmation de ces pans de la culture actuellement discrédités, on ne pourra pas faire l’économie de toutes les constructions conceptuelles nécessaires et nécessairement travaillées dans l’écrit, à partir du moment où nous demeurons dans le système scolaire.

De la culture des élites

La poursuite de l’examen de ce qui doit changer dans les contenus de l’école s’appuie sur le rappel de trois conceptions du collège qui s’affrontent et sur lesquelles il convient de se prononcer :
« réduire les exigences et les ambitions des programmes » si tous les jeunes doivent accéder à des études prolongées ;
« conserver intégralement la référence à la culture des élites (…) et tendre à hisser tous les jeunes au niveau de cette culture » ;
« garder l’ambition mais en revoyant profondément la culture scolaire pour en éliminer tout ce qui encourage le non-dit de l’endogamie sociale et outille vraiment tous les jeunes à l’exercice libre de la pensée et du geste ». (p.26) C’est cette troisième conception qui est défendue par Denis Paget.

Le trait marquant de ce choix réside dans l’idée que la culture scolaire aujourd’hui serait essentiellement une culture des élites source d’une endogamie sociale avec laquelle il faudrait rompre pour construire une refondation vraiment démocratique. A « la révérence traditionnelle envers la culture savante » s’opposerait l’ouverture aux pratiques culturelles vivantes des jeunes en mesure de construire une nouvelle voie pour la définition des contenus, ne les obligeant plus à rentrer dans le modèle culturel des couches moyennes et supérieures. Cette conception me parait particulièrement dangereuse car elle pense pouvoir déduire la nature même des savoirs de la pratique sociale qui en est faite, et en tirer des conséquences au niveau des contenus scolaires.

L’endogamie sociale à l’école existe, on la trouve dans la répartition des élèves au sein des filières largement corrélée à leur origine sociale. Cela se traduit par beaucoup de culture savante à un pôle et beaucoup moins à l’autre. Denis Paget rappelle lui-même le nombre considérable de sorties du système scolaire sans diplôme. Mais cette situation autorise- t-elle à envisager que la culture scolaire puisse être en elle-même une culture des élites au sens où son identité serait intrinsèquement élitaire ? Que dans la société de classes dans laquelle nous vivons, et dans l’école que nous connaissons, les « élites » parviennent à s’y mouvoir avec beaucoup plus d’aisance que d’autres, ne pourra jamais signifier que la culture acquise par la fréquentation de Molière, des irrationnels, de la mécanique quantique, de l’ADN, de l’œuvre de Rembrandt ou de la pratique du tennis, soit marquée du sceau de l’élitisme par ses seuls contenus. Même si de fait elle est socialement confisquée, cette culture appartient à tous, s’adresse à tous, tous peuvent la désirer et tous peuvent se l’approprier sans qu’il faille en rabattre sur les exigences, bien au contraire. De plus, tous en ont besoin pour parvenir le moment venu à pouvoir se tourner vers un vrai choix d’orientation professionnelle, tout en conservant une large ouverture culturelle qu’aucun métier spécialisé pas plus que la vie extraprofessionnelle n’a vocation à considérer comme superflue.

Les difficultés que rencontrent trop d’élèves pour s’approprier pleinement la culture dite de « l’endogamie sociale » sont à rechercher dans les dispositifs et les pratiques d’enseignement liés beaucoup trop souvent à l’idéologie récurrente des handicaps socio-culturels, non à la nature des savoirs eux-mêmes. Mais manifestement Denis Paget n’entend pas mettre cette question au cœur de la démocratisation. Il préfère se tourner vers l’idée qu’avec la massification du secondaire, un fossé s’est creusé entre les pratiques vivantes de la culture du public accueilli et la culture de l’école.

Parce qu’il ne faudrait ni « trop s’adapter aux élèves et à leurs pratiques culturelles en renonçant à toute exigence », ni « sommer tous les jeunes de rentrer dans la culture des élites » (p.50), le respect de l’existence de filières aux contenus modernisés pourra appartenir à un projet d’avenir.

Le lycée unique contesté

Les voies du lycée

Le lycée unique est refusé par Denis Paget au profit de trois voies distinctes. Les cycles seront reconstruits et les choix d’orientation décisifs reportés à la fin du cycle 3e-2nde. « Validant la culture commune à la fin de la seconde et après avoir essayé des enseignements nouveaux (généraux ou professionnels ou technologiques) sous la forme d’un choix, les jeunes feraient un choix définitif de voie et de dominante à l’issue de la 2nde. On débarrasserait ainsi le collège de l’orientation-affectation précoce qui lui empoisonne la vie. » (p.86) On n’est donc pas débarrassé des filières et de l’orientation sélective qui les nourrit, mais là n’est pas l’ambition de l’auteur qui, considérant que la démocratisation du lycée s’est faite par la création de formations très diverses, regrette que depuis une vingtaine d’années, on soit plus allé vers une uniformisation des parcours que vers leur diversification- excepté pour les bacs professionnels -les bacs technologiques se rapprochant des bacs généraux. Cette uniformisation se serait faite par le renforcement du poids de la culture scolaire congruente avec le seul public des couches moyennes et supérieures, la culture des élites.

Dans la perspective d’un nouveau lycée il faudra construire des enseignements de culture générale commune (nous verrons comment plus loin), à côté de dominantes de spécialités amorcées en seconde et arrêtées en première, avec le choix d’une majeure bi-disciplinaire et d’une mineure d’ouverture, destinées à s’inscrire dans les trois voies distinctes : générale, technologique et professionnelle.

L’innovation pourra se faire par l’introduction d’enseignements nouveaux à côté des domaines existants, tels que l’écologie/environnement, les langages de la programmation numérique, l’initiation au droit, l’urbanisme et l’architecture… répartis de telle sorte que le principe voulant que l’ « on ne peut demander à tous les élèves de tout faire » ne puisse être contredit. Procéder ainsi devrait permettre d’en finir avec les hiérarchies disciplinaires absurdes que nous connaissons, en injectant des savoirs contemporains dont les élèves d’aujourd’hui ont besoin.

La question de l’enseignement professionnel et technologique

Très sensible, cette question est au cœur des débats sur la refondation et parcourt la réflexion de Denis Paget qui refuse la perspective d’une seule voie de démocratisation.

L’enseignement professionnel et technologique occupe une place structurante dans l’école aujourd’hui et commande des positions sur la refondation à venir qui mettent en avant certaines valeurs sociales des diplômes et la dignité qu’il ne saurait être question de refuser aux élèves de cet enseignement. Or dans le même temps, l’inégalité de réussite scolaire qui détermine les orientations est bien peu prise en compte dans ces positions, comme si revendiquer le discours de l’égalité conduisait à ignorer le discours de la dignité.

Que des élèves des bacs professionnels ou technologiques finissent par réussir à obtenir des diplômes à valeur sociale supérieure à ceux des bacs généraux ne remet pas en cause ce qui se joue à l’échelle globale [3]. Or à cette échelle il n’y a pas d’équivalence de réussite scolaire et partant, de possibilités de s’orienter librement vers de réels choix de formation générale et/ou professionnelle. Avant d’être une question de valorisation ou de dévalorisation, les filières sont un problème objectif d’histoires scolaires profondément inégalitaires d’un système qui fait le tri sans états d’âme et correspond parfaitement aux ambitions politiques de ceux qui, portant l’obligation scolaire à 16 ans pour répondre à des besoins économiques, n’ont pas oublié de « diversifier » l’offre de formation.

N’est-ce pas Berthoin qui, en 1959 posait la question : « Comment accepter la perspective de lycées bientôt submergés par un million d’élèves, dont la moitié sans doute n’y seraient entrés qu’en méconnaissant leurs véritables aptitudes ? » On avait besoin d’une obligation scolaire à 16 ans, mais il ne fut pas question de demeurer insensible à ce que l’on nomme pudiquement de « véritables aptitudes ». Il fallait un cadre pour accueillir ces « aptitudes », Berthoin l’a demandé, il a été créé.

Bernard Charlot le soulignait : « Si les jeunes avaient le choix, il y aurait très peu d’élèves dans les LP. (…) ils ont cédé aux pressions de l’institution scolaire ou ont pris la seule décision possible compte tenu de leur niveau. (…) même ceux qui réussissent au LP, souhaitent que leurs futurs enfants ne soient pas obligés d’en passer par là. » [4]

Une récente note d’information de la DEPP nous indique une nette augmentation de la violence dans les LP, et une note du CREN, de Pierre-Yves Bernard et Vincent Troger, remarque que si le bac pro en trois ans propose une égalité symbolique avec les autres filières de lycée, il n’en constitue pas moins « une sorte de compromis entre l’inappétence scolaire des enfants et l’ambition scolaire des parents ». L’enquête montre que la totalité des élèves interrogés manifestent fortement leur lassitude à l’égard des études, liée tout à la fois à l’enseignement général et à la forme scolaire. N’y-a-t-il pas quelque indécence à déclarer comme ce fut le cas lors d’une rentrée scolaire récente, que la voie professionnelle est une voie d’excellence comme les autres ?

Le rôle implacable de la réussite ou de l’échec dès le primaire, dans l’orientation- sélection est toujours fortement corrélée à l’origine sociale des élèves. Aussi, s’accrocher à certaines réussites au sein des filières professionnelle et technologique ou à des échecs dans la filière générale, pour nier ce rôle implacable structurant, consiste de fait à accepter l’échec préalable à l’origine de l’orientation, et par voie de conséquence, les conditions scolaires, didactiques et pédagogiques à l’origine de cet échec.

Aujourd’hui le système éducatif et ses résultats sont sans commune mesure avec les aspirations populaires à la franche réussite des enfants dans des études longues, des aspirations des enseignants à pouvoir exercer pleinement leur métier. Il est aussi très en-deçà des exigences de formation pour faire face aux besoins économiques, scientifiques, culturels de la société, et des exigences du plein exercice de la démocratie impliquant que tous aient les moyens de penser la complexité des problèmes qui concernent tout un chacun.

Denis Paget ne propose pas la conservation en l’état des filières du lycée, mais il refuse d’en remettre en cause le principe, acceptant par là des formations professionnelles, technologiques et générales dès la seconde. Comme il ne pose pas la question radicale des moyens professionnels enseignants qu’il est nécessaire de se donner pour assurer vraiment la même réussite scolaire de tous, depuis l’école première jusqu’aux voies du lycée, il est difficile d’imaginer la possibilité d’échapper aux critères de la réussite et de l’échec qui conduisent l’orientation sélective et structurent en profondeur l’école que nous connaissons depuis les premières classes. Tant que l’on ne fera pas de la réussite de tous dès l’école première, dès l’entrée dans l’écrit, le premier moment décisif de la construction progressive de l’école commune, on continuera nécessairement à orienter, à sélectionner sur la base de l’inégalité scolaire. Ce n’est pas cette perspective de réelle construction démocratique que Denis Paget nous invite à réfléchir.

L’écueil supposé du lycée unique

« Décréter le lycée unique comme seule voie de la démocratisation sans réfléchir à ce qu’on entend par là, ou sans envisager d’autres alternatives à l’organisation actuelle en voies et séries, risque fort d’aboutir au même résultat que le collège Haby. » (p.98)

Faisons remarquer que la réflexion approfondie sur ce que l’on peut entendre par « lycée unique comme seule voie de la démocratisation » existe, le GRDS s’est largement emparé de cette réflexion dans L’école commune. Propositions pour la refondation du système éducatif. Mais il est vrai qu’il n’est pas question pour lui d’envisager d’autres alternatives aux voies et séries actuelles, car cela serait parfaitement contradictoire avec la perspective même du lycée unique. Quant au risque d’aboutir au résultat du collège Haby, rien ne peut, dans la refondation qu’il propose laisser planer un tel risque. Pourquoi ?

Pour le GRDS il ne peut être question d’envisager de simplement supprimer les filières par une décision volontariste pouvant conduire à confier la formation professionnelle au privé, mais de créer les conditions pour qu’elles n’aient plus de raison d’être au fur et à mesure que tous les élèves parcourront tout le cursus de l’école commune, sans orientation en cours de route. Grâce au lycée unique jusqu’à 17 ans, la formation professionnelle se fera après sur la base de la possibilité offerte à tous, grâce à leur réussite, de vraiment choisir une orientation pouvant les conduire à un métier pleinement assumé, appris dans le cadre exclusif du service public d’éducation. Dans ces conditions, rien ne peut nous amener à regretter la disparition des filières, même rénovées, modernisées. On ne regrette pas la disparition du certificat d’études ou des cours complémentaires…

Pour rejeter le dépassement des filières on s’appuie souvent comme nous l’avons vu sur l’idée que grâce à elles, les élèves en difficultés peuvent bénéficier d’une seconde chance, renouer avec une certaine réussite et ne plus se sentir dévalorisés par rapport à tous ceux qui parviennent à s’orienter vers les bacs généraux et les réussites post bacs. Il ne faudrait donc pas toucher aux LP ni aux bacs technologiques car ils ont une fonction démocratisante et formatrice à de nombreux métiers. Bien plus, ils pourraient conduire à des réussites équivalentes, voire même supérieures à celles des bacs généraux.

Dans une réponse à Jean-Pierre Terrail du 30/09/2011 sur le site du GRDS, Denis Paget précisait son point de vue de la façon suivante : « Quand on dit que tous peuvent réussir leurs études, que dit-on exactement ? Qu’est-ce que réussir au collège, au lycée ? Si je suis la pente des propositions du GRDS, seuls aujourd’hui réussiraient vraiment ceux qui obtiennent un bac général parce que les autres seraient entachés par la présence majoritaire d’enfants d’ouvriers ou soupçonnés de contribuer à la division sociale du travail aux dépens des enfants issus des milieux populaires ; tout au plus pourrait-on leur concéder des vertus réparatrices d’une part de l’exclusion dont les jeunes auraient été victimes. » Suivent des exemples de bacs technos et professionnels qui permettent à des élèves des poursuites d’études autrement valorisées que certains bacs généraux dont les élèves ne parviennent pas toujours à réussir dans des études supérieures.

Faisons semblant de ne pas avoir lu que pour le GRDS la présence majoritaire d’enfants d’ouvriers entacherait des bacs et conduirait à offrir des lettres de noblesse aux bacs où ils sont absents, tant une telle vision des propositions du GRDS est surréaliste pour ne pas dire plus, et contentons-nous du positionnement de fond.

Faut-il le préciser ? On voit mal l’école commune conduisant au lycée unique aboutir aux mêmes résultats que le collège unique Haby car ce collège laisse de fait à l’école primaire le soin de préparer de façon inégalitaire les « aptitudes » qu’il reçoit et qui continuent massivement d’imposer leurs effets tout au long de ses années d’enseignement. Tout autre est le sens même de la construction de l’école commune et du lycée unique.

Quelle culture commune ?

La question du profil des élèves

Que devient la culture commune dans l’ouvrage de Denis Paget ? La nouvelle voie de refondation qu’il propose « parie sur la diversification/modernisation des enseignements avec majeure pluridisciplinaire et mineure d’ouverture, adossée à une culture générale commune dans ses objectifs mais éventuellement différenciée dans ses réalisations » (…). Si l’on doit être très exigeant sur la dominante (l’élève doit y atteindre un niveau de performance suffisant), on doit pouvoir nuancer le niveau d’approfondissement et la façon d’approcher la culture générale en fonction du profil des élèves. » (p.101) Les exigences de démocratisation qu’il est nécessaire de confier à la culture commune se voit singulièrement menacées par cette construction.

S’il convient de procéder ainsi, le commun de la culture générale commune risque fort de perdre beaucoup de sa réalité puisque son approche et son approfondissement sont susceptibles de varier en fonction du profil des élèves. Mais de quel profil des élèves s’agit-il ? Défini, construit comment ?

A partir du moment où l’école ne peut jamais inscrire dans ses programmes tous les champs des œuvres de la culture, il lui faut toujours opérer des choix à partir de ce qui est jugé fondamental, incontournable pour la formation des nouvelles générations. Est-ce à dire qu’il faudrait considérer que le lycée unique « présente l’inconvénient de demander à tous les élèves de faire à peu près la même chose en faisant fi des goûts et en éliminant de fait de nombreux domaines aujourd’hui couverts par la diversité car on ne peut demander à tous les élèves de tout faire. » ? (p.100) En aucune façon.

On ne peut pas se satisfaire de la simple référence aux goûts des élèves ou à leurs profils lorsque ces goûts et ces profils sont profondément travaillés par toute une histoire scolaire et non scolaire déjà longue. A quels goûts « authentiques » peut-on se référer lorsque l’on entend des élèves déclarer qu’ils sont nuls en maths et en orthographe, que la littérature c’est un truc pour intellos, que la physique n’est pas leur tasse de thé, ou encore que la technologie c’est bon pour les manuels, sans interroger leur histoire ? Il n’est pas pensable d’imaginer aujourd’hui que tous aient envie de faire les mêmes études jusqu’en terminale tant les heurs et les malheurs des parcours commandent la détermination des envies en jeu. Mais doit-on pour autant s’interdire d’imaginer que les mêmes études du lycée unique puissent être plébiscitées par tous à partir du moment où tous pourraient être portés par une appropriation réussie de l’ensemble des programmes de la culture commune ? Cette question en pose forcément une autre, celle de l’éducabilité universelle qui n’admet pas chez tous la même réponse [5], d’où la nécessité de continuer à y réfléchir.

L’enjeu de la culture commune

Que l’on ne puisse demander à tous les élèves de tout faire relève de l’évidence, mais s’appuyer sur l’élimination des nombreux domaines couverts par la diversité d’aujourd’hui pour signifier que le lycée unique ferait fi de cette richesse est plutôt spécieux, car cette richesse n’est pas supprimée, elle est repoussée. Ce que refuse le lycée unique c’est de faire des nombreux domaines de cette diversité, des dominantes de spécialisations définissant des orientations, des filières, avant la fin du tronc commun.

Le tronc commun du lycée unique est fondé sur des disciplines incontournables destinées à offrir une formation intellectuelle et culturelle solide. Le tronc commun ne signifie pas uniformisation étroite, étriquée, empêchant les élèves de faire valoir des goûts variés ; il n’éliminera jamais des désirs d’orientation fondés sur des préférences disciplinaires qui existeront toujours, mais il permettra aux élèves d’aborder avec sérieux les orientations de spécialisation de leur choix, sans avoir à opérer des renoncements sur la base d’échecs. Qu’il n’y ait plus de choix par défaut comme c’est beaucoup trop souvent le cas aujourd’hui est une des ambitions majeurs du lycée unique. De plus, des activités facultatives non-optionnelles et /ou extrascolaires prises en charge par le service public d’éducation pourront participer à la détermination de ces choix, sans qu’il y ait contradiction avec le programme du tronc commun. Aujourd’hui des élèves vont vers des pratiques pouvant déboucher sur une activité professionnelle qui ne sont pas prises en charge directement par les programmes, sans pour autant renoncer à l’obtention dans de très bonnes conditions d’un bac général.

Définir la culture commune de l’école commune demandera un solide travail de concertation. Le GRDS a commencé à alimenter l’indispensable débat démocratique sur les contenus à transmettre en mettant en place un séminaire destiné à constituer l’état des lieux des disciplines enseignées, au travers de l’évolution des IO, des programmes, des débats voire des controverses qui les ont marquées au cours des dernières décennies, afin de mieux situer les enjeux de leurs apports respectifs dans la culture commune.

Parmi les ambitions du GRDS il en est une qui retient l’attention, c’est celle de l’introduction de la technologie dans la culture commune tout au long du cursus. Cela signifie que la technologie n’aura plus pour vocation à être réservée aux filières destinées aux élèves en difficulté par rapport à l’enseignement général. Mais cela signifie aussi que la culture commune ne sera pas définie sur la seule base de la filière générale. Dans des déterminations et des proportions qui devront être discutées, la culture commune ambitionne d’intégrer les champs majeurs de la pensée, de l’activité humaines dont les enjeux, tant sur les plans intellectuels, culturels que démocratiques peuvent être essentiels pour la formation des nouvelles générations, en se fondant sur le rôle décisif à accorder à l’appropriation réussie de ses contenus tout au long de l’école commune. Un tel programme suppose forcément d’interroger les dispositifs et les pratiques d’enseignement en mesure de réaliser ses ambitions, ce qui suppose par voie de conséquence une formation initiale et continue des enseignants à la hauteur de ces mêmes ambitions.


[1] Denis Paget, Le partage des savoirs. Réflexions sur une refondation de l’école, Syllepse, 2013.

[2] Jean-Pierre Terrail, Entrer dans l’écrit. Tous capables ?, La Dispute, 2013. Janine Reichstadt, Apprendre à lire : l’enjeu de la syllabique, L’Harmattan, 2011.

[3] Tristan Poullaouec, Le diplôme, arme des faibles. Les familles ouvrières et l’école, La Dispute, 2010.

[4] Bernard Charlot, Le Rapport au Savoir en milieu populaire. Une recherche dans les lycées professionnels de banlieue, Anthropos, 1999.

[5] L’ouvrage de Jean-Pierre Terrail cité plus haut contient une réponse parfaitement claire, argumentée et décisive à cette question : les ressources du langage que possèdent tous les enfants démontrent la réalité de l’éducabilité universelle.

Voir en ligne : http://www.democratisation-scolaire...