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L’occultation de la technique dans l’enseignement français

mardi 19 juin 2012, par Yves-Claude Lequin

[Quel enseignement technologique assurer dans le tronc commun d’une école démocratique ? Cette introduction d’Yves-Claude Lequin à l’histoire du non enseignement de la technique en France ouvre la réflexion sur cette question. On lira, en complément, les contributions d’Isabelle Harlé et d’Yves Baunay concernant l’histoire de l’enseignement de la technologie en collège depuis 1960. Ainsi que les propositions, formulées par Yves-Claude Lequin, concernant ce que pourrait être l’enseignement de la technique et de la technologie dans « l’école commune » dont le principe est défendu par le GRDS.]

Centrale pour l’humain, la technique est marginale à l’école. Pourquoi ? Comment réorienter l’école ? L’école républicaine et la place qu’elle accorde à la technique résultent d’un processus long, contradictoire, souvent remis en chantier, associé plus particulièrement à trois temps forts :

- La Révolution française, ses suites et contrecoups (jusqu’en 1819) ;

- La refondation de la République (la 3ème) après 1870, dans le prolongement et en rupture avec la Commune de Paris de 1871.

- Avec des tentatives (souvent inabouties) de réforme depuis la Second Guerre mondiale.

Fondamentale pour l’être humain et pour l’évolution de l’espèce humaine, la technique fut évincée des universités médiévales, qui ignoraient délibérément le « savoir des chantiers » (Roger Bacon), et des collèges de l’Ancien Régime ; la connaissance et la compréhension des techniques n’était assurée que par les organisations de métiers et les communautés rurales. Au temps des Lumières, ce savoir des arts et métiers fut mis en valeur par Rousseau (« Je veux absolument qu’Emile apprenne un métier (…) un métier qui pût servir à Robinson dans son île » ou par Diderot, qui en souligne à la fois le caractère vital et la valeur pédagogique : « En général dans l’établissement des écoles, on a donné trop d’importance à l’étude des mots ; il faut lui substituer aujourd’hui l’étude des choses (…) on devrait donner dans les écoles une idée de toutes les connaissances nécessaires à un citoyen, depuis la législation jusqu’aux arts mécaniques, qui ont tant contribué aux avantages et aux agréments de la société (…) D’ailleurs, il y a dans les arts mécaniques les plus communs un raisonnement si juste, si compliqué, et cependant si lumineux, qu’on ne peut assez admirer le profondeur de la raison et du génie humain, lorsque tant de sciences plus élevées ne servent qu’à démontrer l’absurdité de l’esprit humain. » (1776, Plan d’une Université). Cependant notre système scolaire du 21ème siècle enseigne davantage Voltaire (opposé à une école pour tous) que Diderot, qui pilota une étude systématique des métiers de son temps (plus de 2500 planches techniques dans l’Encyclopédie). Ce qui aurait pu être le grand tournant de la culture française reste refoulé aux lisières de l’inconscient collectif.

La technique a-t-elle droit de cité en France ?

La France présente plusieurs caractéristiques, qui sont généralement singulières en Europe.

Une culture générale à faible teneur technique

Il suffit de faire le tour des programmes scolaires et universitaires pour mesurer la place insignifiante accordée à la culture technique, et – lorsque c’est la cas – le discrédit auquel elle est généralement vouée, hors du champ des lettres et des sciences. Côté philo, Alain, livre de chevet de l’école républicaine, n’hésite pas à qualifier la technique de « pensée qui craint la pensée » et de « terrible promesse d‘esclavage » (Propos sur l’éducation, 1932). Au verso, l’académicien des sciences H. Le Chatelier veut remplacer « l’enseignement technologique » par celui de « la science industrielle » (1936). L’école française reste platonicienne, la technologie y est marginalisée, contrairement aux Realschulen d’Europe germanique ou scandinave.

Deux siècles d’industrie sans enseignement technique public

La France présente parallèlement la singularité suivante : depuis le 18ème siècle l’industrie s’y est développée sans enseignement technique public….jusqu’en 1945. Elle connut certes quelques petites écoles techniques mais, pour l’essentiel, se borna longtemps à puiser dans les qualifications rurales pour faire tourner les usines, et plus tard à instituer des écoles « pratiques » ou des cours professionnels étroitement spécialisés, sans vision générale ni théorie (fin 19ème) : selon la formule de Marx, elle réserva « l’ombre de l’enseignement professionnel » aux enfants des milieux populaires ; dès 1747 de grandes écoles ouvrirent pour former les ingénieurs de l’Etat (Ponts, Mines) puis des écoles d’ingénieurs industriels, nombreuses mais le plus souvent privées…Parallèlement, l’enseignement scientifique de haut niveau était réservé aux enfants des classes supérieures, car « Le Général seul dirige » (P. Laffitte, cours inaugural d’histoire des sciences au Collège de France en 1892).

Une pédagogie sans pratique

Pour l’essentiel, la pédagogie en vigueur est positiviste, dogmatique et déductive, donc magistrale : on part de « lois scientifiques » pour terminer par des « travaux pratiques », qui ne sont là que pour en vérifier l’assimilation, non pour expérimenter au risque de l’imprévu. La pratique comme action et comme point de départ d’une découverte et d’une construction des connaissances, est une rareté.

Une « élite » quasi dépourvue de connaissance technique

Depuis deux siècles la reproduction des « élites » dirigeantes est assurée par de « grandes écoles », coupées du cursus ordinaire et quasi totalement fermées aux sciences de la technique (ENA, ENS, Polytechnique, HEC…). L’État et les grandes entreprises sont dirigés par des cadres supérieurs le plus souvent dépourvus de toute formation technologique. Dans l’Éducation nationale elle-même, sur près de 250 recteurs nommés depuis les débuts de la 5ème République, on en dénombre sept seulement (dont deux femmes), issus d’une filière technique de haut niveau (dont six nommés depuis 1981) ! Il serait intéressant de faire également ce compte pour les présidents d’université, sachant qu’en France celles-ci n’assurent qu’une part restreinte des formations techniques supérieures (IUT).

Un poids considérable et autoreproducteur de l’appareil « Éducation nationale »

Depuis 1945 le système scolaire s’est considérablement développé et comme tous les gros « appareils », tend à s’autonomiser. Tout se passe désormais comme si seuls des spécialistes universitaires ou des hauts fonctionnaires de l’éducation étaient habilités à dire le devenir de l’école, rédiger les programmes et en diriger la mise en œuvre, y compris dans des domaines comme la technique, où ils sont rarement experts : comment parler de technique sans ceux qui la pratiquent ?

Pour comprendre d’où viennent ces singularités et pour mesurer les difficultés à pour faire évoluer cette situation, un peu d’histoire.

Technique à l’école ? Une France à reculons

La Révolution française a d’abord répondu aux espérances de Diderot, puis s’en est éloignée après le retournement conservateur de 1795.

Des jacobins pour une technologie démocratique (1791-1794)

Les jacobins étaient favorables à un enseignement des arts et métiers ; un « Lycée des arts », consacré à un enseignement technique secondaire, fut fondé à Paris en 1792, où le premier cours de technologie fut mis en place par J.-H. Hassenfratz, inspiré de la technologie universitaire allemande (1770), afin, selon ses termes « d’entendre les deux langues, celle des sciences et celle des arts, de comparer continuellement les lumières de chacune » ; en août 1793, Lavoisier et Hassenfratz conçoivent un projet de loi (un peu oublié !), qui prévoit pour tous une instruction commune (« lire, écrire, premiers éléments arithmétique et d’histoire naturelle, récits historiques ; promenades ») et aussi d’apprendre à « se servir de la règle et du compas, à mesure les surfaces, à arpenter un champ, à toiser les solides. On leur donnera une notion de tous les arts qui sont à leur portée, en les conduisant chez ceux qui les professent (…) ». Au second degré, à l’échelle de nos arrondissements, seraient appris le dessin et la perspective, ainsi que « Les principes élémentaires de l’art social, de l’économie politique, du commerce, de la Constitution et de la législation française… ».

Au même moment, Monge conçoit ce qui deviendra l’École polytechnique, afin d’y dispenser « toutes les connaissances positives qui sont nécessaires pour ordonner, diriger et administrer les travaux de tous genres commandés pour l’utilité générale » ; en pédagogie, « on s’y attache bien plus au travail que l’élève exécute de ses propres mains qu’à ce qu’il peut apprendre en écoutant les professeurs, ou en étudiant dans les livres » (Monge, 1794). Des visites d’entreprises sont organisées (une dizaine par an), puis un « cours d’éléments de machines ».

Le retournement des années 1795-1819

Dès les débuts de la Révolution les libéraux ont écarté toute forme d’organisation professionnelle, en supprimant les corporations (17 mars 1791) puis les différentes associations, notamment ouvrières (14 juin 1791, loi Le Chapelier), ce qui a fait reculer, voire disparaître l’apprentissage et les anciennes formes d’éducation technique, sans les remplacer par de nouvelles. Car le projet de loi Lavoisier de 1793 ne fut pas adopté, et l’École « polytechnique » deviendra bientôt une école sans technique ; on en arrivera même à « l’exclusion définitive de la technologie » (réforme Laplace, 1816) et au
« dépérissement progressif de la vocation aux arts et métiers à Polytechnique » (E. Grison), où les mathématiques formelles deviendront durablement l’essentiel de l’enseignement. De Monge à Laplace et de Robespierre à Napoléon, l’abstraction mathématique remplace l’idéal jacobin d’« exercer la main des élèves ». Polytechnique et l’ENS devenant les sommets de la pyramide scolaire, attirant les meilleurs élèves des lycées, c’est toute une architecture disciplinaire qui se fonde dès le début du 19ème siècle, privilégiant les « sciences pures » et réduisant la technique à des « routines » ou – au mieux – à des « applications des sciences » (sciences appliquées), mais niant le savoir propre dont elle est investie. En 1819, le Conservatoire Royal des arts et métiers commence à enseigner, suivant une logique d’« application des sciences », qui déduit la technique de lois mécaniques et non des besoins humains ni de l’ingéniosité créatrice des ouvriers et « techniciens ». Même les tentatives de Cuvier, pour introduire un enseignement de technologie à l’intention des futurs hauts fonctionnaires, resteront vaines. C’est ainsi que l’école française devient, pour longtemps, muette en technologie !

Révolutionnaires et réformateurs reniés ?

Avec l’industrialisation, un autre courant se manifeste, particulièrement en France, qui souhaite faire renaître une culture technique de masse, lorsque les premiers théoriciens socialistes énoncent des projets concernant l’école. C’est le cas très tôt avec Fourier, puis Considérant, Proudhon, Marx… et la Commune de Paris. L’école républicaine de Ferry s’inscrira en rupture avec ce courant.

Des socialistes pour une « éducation complète et intégrale »

Charles Fourier se prononce pour un enseignement polytechnique (1822) :

« On recherchera de préférence la précocité mécanique, l’habileté en industrie corporelle, qui, loin de retarder la culture de l’esprit, l’accélère » (Traité de l’association)

Victor Considérant, polytechnicien, est pour « une éducation complète et intégrale » (Destinée sociale, 1834) :

« C’est par le matériel que l’éducation doit commencer » (…) « la pratique d’abord, la science après » (…) « appliquer chaque individu aux diverses fonctions auxquelles sa nature le destine (… ) ».

Friedrich Engels, industriel : les ouvriers feront évoluer l’école (16 mai 1843, Lettres de Londres) :

« Plus une classe est au bas de la société et est ‘inculte’ au sens courant du terme, plus elle est proche du progrès et a d’avenir ».

Pierre-Joseph Proudhon (De la capacité politique des classes ouvrières, Discours à l’Assemblée, 1864) :

« Dans les écoles de l’État, le principe est que l’instruction professionnelle devant se combiner avec l’instruction scientifique et littéraire, en conséquence les jeunes gens, à partir de la neuvième année et même plus tôt, étant astreints à un travail manuel, utile et productif, les frais d’éducation doivent être couverts, et au-delà, par le produit des élèves ».

« On comprend, sans que j’ai besoin de le dire, que les Associations ouvrières sont appelées à jouer ici un rôle important. Mises en rapport avec le système d’instruction publique, elles deviennent à la fois foyers de production et foyers d’enseignement »

Karl Marx (1866-1869)

Dans Le Capital (1867, Livre Premier, chap. 15), Marx, familier de la technologie universitaire allemande, note que « la bourgeoisie, qui en créant pour ses fils les écoles polytechniques, agronomiques, etc., ne faisait pourtant qu’obéir aux tendances intimes de la production moderne, n’a donné aux prolétaires que l’ombre de l’enseignement professionnel » et il préconise d’ « introduire l’enseignement de la technologie, pratique et théorique, dans les écoles du peuple ». Au plan pratique, au premier congrès de l’Association internationale du Travail, il propose un enseignement « embrassant les principes généraux et scientifiques de tout mode de production, et en même temps initiant les enfants et les adolescents au maniement des instruments élémentaires de toute industrie » (Résolution, Genève, 1866).

La Commune de Paris (1871)

Avec l’insurrection parisienne du printemps 1871, on passe aux travaux pratiques. Pendant deux mois (26 mars-20 mai 1871), Paris connaît une révolution ouvrière, fort différente des précédentes, car elle se dote d’un État, qui prend des décisions de haute portée malgré leur courte durée : le 6 mai, Edouard Vaillant (polytechnicien), « délégué » (ministre) à l’Instruction publique, annonce la création d’un enseignement professionnel polytechnique (pour tous) et ouvre, dans le 5ème arrondissement, la
première école dont l’objectif est de favoriser « l’éducation intégrale à laquelle chacun a droit, et lui facilitant l’apprentissage et l’exercice de la profession vers laquelle le dirigent ses goûts et ses aptitudes. ». Dans le sillage tracé par Lavoisier et Hassenfratz en 1793… il inaugure ce qui était vainement débattu depuis trois quarts de siècle !

Jean Jaurès, contre « une simagrée scolaire qui cesse à treize ans » (1895)

(Le socialisme) « veut tout d’abord que la science du peuple soit à lui et bien à lui. Il veut qu’elle ne soit pas en lui artificielle et factice. Elle doit être l’interprétation de sa propre vie au moment même où il la vit ; et au moment même où il souffre, la lumière de sa souffrance. (…). Il se propose au contraire comme fin suprême d’appeler tous les hommes à la plénitude de la vie intellectuelle. Il veut que l’univers tout entier soit l’horizon familier de l’humanité tout entière. (…) Le socialisme seul peut faire de la pensée dans le peuple, non une simagrée scolaire qui cesse à treize ans, quand l’enfant entre à l’atelier, mais une habitude et une vérité. Seul il arrachera à la stupidité et à la mort d’innombrables cerveaux humains, et il léguera à l’humanité future, pour ses prodigieuses audaces et entreprises intellectuelles, un peuple pensant » (Préface à la seconde Edition de "La morale sociale" de Benoit Malon).

Ce courant favorable à une école polytechnique associant théorie et pratique, est une constante des mouvements révolutionnaires et socialistes du 19ème siècle. Il ne s’est pas complètement tari ensuite, on le trouve encore dans la Résistance (voir notamment en 1943 les manifestes des communistes Georges Cogniot à Paris et Roger Garaudy à Alger). Mais au cours du 20ème siècle, cette veine semble quand même se perdre, aussi bien dans le mouvement ouvrier que dans les différents mouvements socialistes et communistes. C’est le cas notamment depuis 1945, où l’école semble devenue une affaire de spécialistes de l’éducation ou de syndicats d’enseignants des divers degrés, et n’avoir plus guère place dans les programmes revendicatifs et politiques des organisations populaires. C’est une source d’affaiblissement pour les projets d’école commune, incluant une culture technique commune. Vérité aux 19ème et 20ème siècles, erreur au 21ème ?

Messages

  • (Quelques observations à la lecture de la contribution d’Yves Lequin)

    1) Les musées comme ressource d’une éducation technologique

    D’abord une petite illustration de la phrase d’Yves Lequin : « Cette technologie s’appuiera sur les nombreux musées techniques »
    Il n’y a pas que le musée du CNAM ! J’ai visité récemment deux musées à Strasbourg.

    a) Le musée archéologique :

    un abîme de réflexion sur la technique depuis les silex forgés par les humains pour chasser les mammouths ! en passant par la découverte du feu, en liaison avec les organisations de la division technique, sociale, de genre…du travail. Eh oui, pendant que les uns et les unes risquent leur vie à la chasse, d’autres entretiennent le feu, d’autres font éclater les silex et les emmanchent à des bâtons avec les tendons recueillis sur les cadavres de mammouths, d’autres font des enfants et les élèvent… La technique, l’activité, l’organisation collective sont partout imbriquées, inséparables. La créativité technique et organisationnelle de l’activité humaine ne cesse de s’élargir et d’élargir la puissance et la jouissance de vie des humains. Comment tout cela, l’imbrication de la technique et de l’activité humaine, n’a-t-il cessé de faire histoire, de faire société, de faire humanité ?

    Comment tout cela permet-il de comprendre ce qui distingue fondamentalement le règne de l’animalité contrainte par la programmation et l’équipement génétiques spécifiques à chaque espèce et le règne de l’humanité capable de développer de façon ininterrompue, imprévisible, inanticipable, une « culture technique » et une culture tout court à partir de l’activité humaine, de l’accumulation d’expériences, de « l’activité industrieuse », en s’émancipant complètement de son équipement génétique.

    Et tout cela débouche très vite sur l’activité artistique où s’emmêlent aussi imagination, gestes, outils, représentations, regards, langages, activité, expérience… différentiations sociales, classe sociales…

    b) Le musée régional alsacien donne à voir, à sa façon, les techniques et les évolutions liées à la vie quotidienne et à l’activité industrieuse, plus ou moins spécifiques à la région.

    Une façon de faire comprendre à des jeunes humains et à des moins jeunes qui ont raté quelques marches, ce que « travail humain » veut dire.

    2) La contribution du SNES

    Sur la contribution du SNES, je me garderai de tout jugement : il faut la prendre comme l’état actuel de réflexion du collectif national du syndicat. Je ne confonds pas cette réflexion formalisée dans le texte transmis, avec le potentiel de créativité dans le domaine technologique qui existe dans l’activité même des enseignants de technologie en collège, des enseignants des disciplines technologiques en lycée et sections de BTS. Pour le GRDS, le problème est de capter cette créativité que recèle l’activité même des enseignants pour alimenter sa propre réflexion.

    Je n’ai pas la solution ni la « démarche technique clé en main » pour avancer dans ce sens. Mais ça me paraît essentiel. Si le SNES avait un rapport d’étape sur la recherche CNAM-SNES concernant plus spécifiquement la technologie, cela pourrait nous intéresser.

    3) L’approche historique de l’éducation technologique

    Yves Lequin cherche dans l’histoire des formes d’éducation, les traces de la conception globale qu’il propose de l’éducation citoyenne aux choix politiques à opérer dans le domaine des techniques, à partir de critères multiples centrés sur le développement humain, le bien commun à construire, le mode de développement voulu, souhaité, réalisable de nos sociétés.

    Il cherche dans l’histoire des formes approchées, explicites et globales de cette conception. C’est légitime. Evidemment, il n’a pas trouvé ou très peu. Du côté de certaines écoles d’ingénieurs ou du côté de certains penseurs, ou dans d’autres pays : l’Allemagne par exemple où précisément les concepts de travail ou d’activité humaine n’ont pas la même résonance sociale et éducative dans la société qu’en France.

    Je propose de travailler à une autre approche historique, complémentaire et non antagonique à celle d’Yves.

    On pourrait partir d’une autre posture.

    La France a été le lieu d’un développement industriel et technologique qui a été sous-tendu par des modes d’appropriation et de transmission d’une culture technique de masse et de niveau de plus en plus élevé. Sinon, on n’en serait pas arrivé là.

    C’est le résultat d’abord du développement de toutes les formes de travail et d’activité dans les domaines de l’artisanat, l’industrie, l’agriculture…de toutes les formes d’éducation et de formation les plus indifférentes à une quelconque visée technologique et professionnelle. C’est enfin le résultat des formes très diverses prises par l’apprentissage et la transmission des expériences professionnelles, des métiers, des gestes, des techniques, des débats de critères à prendre en compte pour trancher les choix techniques à quelque niveau qu’ils se situent, en liaison avec un monde de valeurs insérées dans l’activité. Tout cela a existé au niveau des individus, des micro-collectifs de travail, des entreprises, des régions, de la nation.
    Pour répondre à ces besoins, des choix politiques explicites ou non ont été faits, en matière d’éducation et de formation aux techniques et aux métiers qui ont contribué au développement de cette culture technique, technologique, professionnelle.

    Il faudrait donc chercher dans l’histoire des formes d’éducation, les traces d’une réelle éducation technologique, même si elle-ci n’était ni explicite, ni formalisée dans sa globalité. Même de façon réduite, plus ou moins refoulée, l’éducation technique était présente un peu partout.

    a) Qu’a-t-on à apprendre du développement des voies professionnelles et des voies technologiques des lycées ?

    Dans ce sens, il faudrait repérer :

    -  Les différentes formes d’apprentissage en entreprise et leur contribution à l’éducation technique et technologique. Dans le cadre de la loi Astier par exemple.

    -  Les prémisses d’une voie d’éducation professionnelle et sa formalisation à travers les centres d’apprentissage, les CET, LEP, LP et leur contribution à l’éducation technique et technologique. Sans oublier le rôle et l’activité des ENNA où des générations d’enseignants de la voie professionnelle se sont formés.

    -  Les prémisses d’une voie d’éducation technologique et sa formalisation avec les baccalauréats de techniciens, baccalauréats technologiques, lycées techniques/technologiques, sections de techniciens supérieurs, et leur contribution à l’éducation technique et technologique. Sans oublier le rôle et l’activité de l’ENSET, des CFPET, des IUFM… qui ont formé des générations de certifiés et d’agrégés dans les différentes disciplines technologiques, avant même qu’elles acquièrent le droit de cité au sein des universités. Quel rôle symbolique et réel des CAPET et Agrégations ont-ils joué dans l’émergence d’une culture technique / technologique à part entière ?

    A travers cette histoire tournée vers la formation de « spécialistes », « d’experts » dans différents champs technologiques et / ou professionnels, on pourrait suivre des évolutions et mutations qui nous permettent aujourd’hui de penser, de construire, de rendre possible l’éducation technique et technologique pour tous que nous proposons.

    En interrogeant toutes ces expériences, leurs apports comme leurs limites, on peut concevoir et formaliser une nouvelle étape.

    b) Que nous apprend l’histoire des travaux manuels, travaux manuels éducatifs, éducation manuelle et technique, technologie au collège ?
    (
    Cf. contribution d’Isabelle Harlé)

    c) Et l’histoire tortueuse et embrouillée des « leçons de chose », travaux manuels … à l’école primaire ?

    d) Les universités et l’éducation technique et professionnelle ?
    Entre refoulement, désintérêt et intégration de certaines disciplines technologiques jusqu’au mouvement de professionnalisation des formations universitaires ?

    e) Les écoles d’ingénieurs et leurs conceptions de la culture technique, technologique, professionnelle à transmettre aux cadres et experts des choix technologiques.

    Mes recherches, études et connaissances sur ces questions sont bien trop pauvres pour répondre à ces questions. Mais on pourrait faire un état des lieux des recherches et connaissances existantes.

    • Une remarque sur la question de l’intégration de la technologie. Mais de quoi parle-t-on ?

      Si on prend le terme "technologie" dans son sens initial, la technologie est un travail de réflexion sur les techniques. Cela demande d’en parler à des élèves qui ont appris des techniques.

      Si on prend le terme "technologie" au sens actuel qui confond technologie et techniques, la question est celle de l’apport de ces techniques à l’enseignement d’une discipline. L’exemple actuel des TICE dans l’enseignement des mathématiques est une catastrophe, autant sur le plan des mathématiques que sur le plan de l’informatique.

      Par contre on peut poser la question d’un enseignement de l’informatique dans l’enseignement secondaire. Cela permettrait de ne pas confondre informatique et usage des ordinateurs et de distinguer entre les divers usages d’un ordinateur.

    • La technique, c’est tout ce que les humains savent faire et ce qu’ils transfèrent à des outils ou à des systèmes, en tous domaines.
      La technologie, c’est une science humaine et politique, inventée au 18e siècle pour les gouvernants, science qui étudie la technique pour donner à comprendre les choix dont elle est faite (choix de société, de l’Etat, des centres de conception, stratégies d’entreprises, action des utilisateurs). Il s’agit d’en généraliser la diffusion (tout en l’enrichissant), afin de favoriser l’instauration d’une démocratie technique dans les grands systèmes techniques contemporains.

      Confondre technique et technologie n’est pas une simple confusion sémantique, c’est le résultat d’une volonté idéologique et politique mise en œuvre avec ténacité depuis le début du 19e siècle, afin de faire passer les choix techniques dominants pour des choix naturels ou scientifiques, et les mettre hors de portée de toute critique sociale et de toute alternative. C’est pour cela que (depuis les années 1800) la technique est réduite à une « science appliquée » et non à un produit humain. La technologie consiste à partir des besoins humains, pour étudier les types de réponse qui leur sont données et pour en envisager éventuellement d’autres.